L’Eclectique publie cette semaine la dernière partie de l’article de Mohamed Nedali sur le groupe de musique amazighe Izenzren. Un article de l’écrivain marocain qui partage un aperçu de la culture amazighe au Maroc à travers la légende de ces musiciens.
La rupture entre les deux formations Izenzaren fut irrémédiable et définitive. Signalons toutefois qu’au festival Timitar de 2012, les deux frères ennemis (Abdelhadi Iggout et Abdelâziz Chamekh) se sont retrouvés côte à côte sur la scène pour chanter ensemble Immi h’nna, leur tube inaugural. On découvre alors un Abdelâziz Chamekh rentrant d’un exil français de douze années, à peine reconnaissable, tant il était rongé par la maladie. A côté de lui, Abdelhadi Iggout, éméché comme de coutume, mais très aimable et visiblement touché par les retrouvailles après une rupture ayant duré plus de trois décennies.
Izenzaren Iggout et Izenzaren Chamekh ont eu tout deux un double mérite : inventer un style raffiné et réconcilier au moins deux générations avec la chanson et la poésie amazighes. Je me souviendrais toujours avec un pincement au cœur de ce jeune Amazigh issu de l’émigration qui me dit à la sortie d’une soirée d’Izenzaren à Marrakech : « Je suis enfin fier de mon identité berbère ! Izenzaren m’ont fait oublier l’image dégradante de nos rouaïss et rouaïssates sautillant sur la scène comme des singes ! »
Les origines musicales de Tazenzarette
Elles sont multiples. Les plus importantes sont l’ahouach, l’ajmak, l’ahyad, tagnaouite, tarraïste… L’art, tout l’art d’Izenzaren, est dans la fusion de ces musiques pour en extraire un genre nouveau, une musique limpide, mélodieuse et douce à l’oreille, on eût dit l’expression la plus profonde de l’âme amazighe. La voix de Abdelhadi Iggout, le compositeur-interprète du groupe, est d’une ampleur et d’une beauté uniques dans l’histoire de la chanson marocaine ; celle de Abdelâziz Chamekh n’a absolument rien à envier à celle des plus grands interprètes nationaux. Deux voix magnifiques qui ont émerveillé deux générations en leur chantant, avec une musique originale, de la poésie amazighe la plus soignée.
La composition des chansons.
En règle générale, la chanson d’Izenzaren s’ouvre par une déclamation du texte poétique, où le rythme cadre parfaitement avec la signification des paroles. Laquelle déclamation est accompagnée de savants arrangements musicaux exécutés avec le banjo, dites takassimes, en arabe. Le sens des paroles dicte la musique ; les notes s’égrènent, fluides et cristallines, coulant harmonieusement vers le cœur de la chanson comme un ruisseau vers la rivière. Ces takassimes sont, on le mesure très vite, le fruit d’un long travail de composition en amont. A chaque audition, on y découvre un agrément nouveau, une délectation nouvelle. Sur scène, Iggout, le banjoïste de la formation, innove toujours ces takassimes, les peaufinant ou les enrichissant par d’autres ajouts, ce qui explique pourquoi les fans enregistrent systématiquement les soirées du groupe. Chez Izenzaren, la chanson n’est pas une création figée, mais une matière en mouvement. A titre d’exemple, Immi henna, la toute première chanson du groupe, a été reprise dans quatre ou cinq versions différentes, toutes aussi réussies les unes que les autres.
La chanson izenzarnéenne débute par l’entrée progressive en jeu d’autres instruments : Centir, tam-tam, bendir, darbouka et ce, avec une concordance et une harmonie qui n’ont d’égale que la beauté des textes mis en musique. En général, la chanson s’étend sur trois ou quatre temps d’une durée de cinq à six minutes chacun. Le temps final voit entrer en jeu tantôt les crotales, tantôt le violon, accordé très haut pour rendre le plus fidèlement possible les rythmes amazighs. Cette variation des temps fait que l’on ne se lasse jamais d’écouter la même chanson. Les cassettes s’abîment à force d’utilisation, les CD se détériorent, le plaisir à écouter les chansons d’Izenzaren demeure entier.
Les paroles des chansons.
Autant la musique enchante par sa technique et ses mélodies, autant les paroles frappent par leur profondeur. Dans les premières chansons du groupe, les textes sont écrits par Mohammed Elhanafi, parolier doué et homme discret. Par la suite, les paroles sont un cocktail de couplets empruntés au répertoire poétique berbère, des textes de raïss-poètes tels Lhadj Belaïd, Boubaker Anchad, Lhoussaïn Janti, Boubaker Azeâri… C’est le cas dans Imehdane, Ighouliden, Izem Amedlouss, Adjatankh, Dounite tzri, Tikhira, N’tghi… Dans d’autres chansons, les paroles sont composées sur un sujet d’actualité : Touzzalte, Falestine (en hommage à la lutte du peuple palestinien), Gar Azemz, Algmade… Et bien qu’il n’y ait souvent pas d’unité de sens dans les textes, les paroles émerveillent par leur force et leur beauté.
Abdelâziz Chamekh, décédé en avril 2014, a écrit et mis en musique des textes d’une très grande poéticité, les plus beaux, mais aussi les plus engagés, de tous ceux mis en musique jusque-là par les deux formations : Argane d’ouakal, Boughaba… Malheureusement, la mort l’a emporté avant qu’il ait enregistré son album. Quelques extraits, enregistrés pendant les répétitions, sont disponibles sur le Net.
Izenzaren et leur fans
Une relation pour le moins mitigée. Si tous ces derniers se partagent la même passion pour les chansons du groupe, une minorité, très active, s’évertue néanmoins à enfermer le groupe dans la revendication identitaire, une orientation peu compatible avec ses idéaux à portée universelle. Cette minorité de fans radicaux occupent toujours les premières rangées face à la scène, scandant des slogans pour l’amazighité du pays, appelant à la résistance pour « l’indépendance du Grand Tamezgha et à la lutte contre la domination arabe », brandissant pour cela le drapeau arc-en-ciel commun aux Amazighs du Maghreb.
Tiraillés entre leurs idéaux universels et leurs fans militant pour une cause, les deux groupes Izenzaren se retrouvent souvent dans une situation des plus délicates. Je me souviens d’une soirée à Agadir durant laquelle, Iggout, le compositeur-interprète, est intervenu pour rappeler le cheptel à l’ordre : « Vous, leur dit-il, vous comprenez bien ce que je dis ; moi, par contre, je ne comprends rien à vos propos ni à vos banderoles ! Allah merci, nous sommes entre frères ! Une même famille ! Nulle différence entre vous et moi, entre nous et les autres… ! »
Ces rappels à l’ordre émis sur un ton détaché sont applaudis par les uns, sifflés par les autres. Cependant, l’admiration vouée au chanteur vedette du groupe demeure entière. L’homme fait même chez beaucoup l’objet d’un véritable culte. En plus de son talent de compositeur-interprète sans égal, il y a d’autres raisons : son parcours d’artiste autodidacte, son désintéressement des biens de ce monde, son côté rebelle, marginal et anticonformiste, sa vie d’ermite hanté par la musique et la mer, sa mise toujours négligé, son allure désinvolte… Tout en lui concourt à la création de cette image d’artiste-culte, de demi-dieu à qui beaucoup de jeunes vouent une admiration sans bornes.
Depuis quelques années, le chanteur s’est retiré à Sid R’bat, un hameau de petits pêcheurs situé à une trentaine de kms au sud d’Inzeggane, sur un site retiré et difficile d’accès. L’homme habite au bord de la mer, dans une cabane de pêcheur appelée la grotte, et vit de sa canne à pêche avec, pour unique compagnon, son chien. De là, il ne sort plus qu’à l’occasion de soirées ou de festivals. Parfois, des amis ou des fans lui rendent visite, le temps d’une causerie et d’un verre de thé. D’autres fois, ce sont des journalistes qui viennent là pour un reportage sous les regards médusés des habitants du hameau, qui se demandent vainement pourquoi cet homme si important s’est-il retiré là, dans leur pauvre douar.
Izenzaren et les medias
Hormis quelques articles publiés essentiellement dans des quotidiens arabophones, les media marocains ne s’intéressent pas réellement au phénomène Tazenzarette. Indifférence ou ignorance ? Je pencherai plutôt vers la deuxième explication : la presse écrite marocaine dans son ensemble ignorait, ignore toujours, le phénomène tanzenzarette. Un journaliste arabophone avec qui j’ai abordé une fois la question m’a dit textuellement : « La faute d’Izenzaren est d’avoir choisi le berbère comme langue pour chanter ! La marginalisation médiatique dont ils souffrent provient de ce choix mal avisé ! »
Toute stupide soit-elle, cette explication n’est cependant pas totalement dépourvue de vérité : quelle aurait été en effet la destinée des Scorpions s’ils avaient chanté en allemand, la langue de leur pays natal ? En littérature, qui aurait connu Kafka s’il avait écrit Le Procès et La Métamorphose en tchèque, sa langue maternelle ? Pas grand monde, sans doute.
L’une des deux émissions de la télévision nationale consacrées à Izenzaren ( Tifaouine diffusée sur la première chaîne le 5 mars 2007) était en réalité une humiliation pour Izenzaren et pour leurs fans. L’émission commence en effet par un gros plan sur le boulevard Zerktouni à Casablanca. L’image suivante montre le groupe Nass Elghiouane chantant sur scène leur tube Ya sah ! Abasourdi, le téléspectateur amazigh se demandait s’il ne s’était pas trompé de chaîne. Pendant que le groupe Nass Elghiouane déclamait ses complaintes, une voix off émettait un commentaire mi-pathétique, mi-nostalgique sur le Maroc des années soixante-dix, communément appelées années de plomb ! Les premières images du groupe Izenzaren, objet de l’émission, n’apparaîtront sur le petit écran qu’une dizaine de minutes plus tard !
L’un des principaux invités pour éclairer la lanterne des téléspectateurs, avait préparé sa thèse de fin d’études sur Nass Elghiouane, justement. Sans surprise, l’homme s’est donc tout de suite lancé dans une comparaison d’Inzenzaren avec le groupe casablancais, d’où il ressort que ces premiers ne sont finalement que des imitateurs ou des disciples de ces derniers ! Comble de l’ineptie : il a comparé Iggout à Batma, deux hommes que, justement, tout sépare, tant ils se situent l’un aux antipodes de l’autre, et sur tous les plans !
L’image d’Izenzaren aurait été totalement ternie aux yeux du téléspectateur non avisé s’il n’y avait, parmi les invités de l’émission, Omar Siyed, le chanteur et porte-parole du groupe casablancais. Rappelons au passage que c’était ce même Omar Siyed qui, en 1976, a présenté pour la première fois le groupe Izenzaren Iggout à la Télévision Marocaine. Réputé pour son franc-parler, l’homme a immédiatement fait la part des choses en reconnaissant, et dans des termes on ne peut plus clairs, la supériorité artistique d’Izenzaren sur tous les autres groupes du pays. Pour décrire le talent de Abdelhadi Iggout en tant que compositeur, Omar Siyed n’a rien trouvé d’autre que le qualificatif morhib, effrayant, un oxymore qui en dit long sur le talent inégalé et inégalable du compositeur-interprète soussi.
Le 22 décembre 2012, la deuxième chaîne nationale, 2M, invite Izenzaren dans le cadre de l’émission Massar, l’occasion pour la formation de présenter au public son nouvel album intitulé, Akal, sorti après vingt et une années de silence. L’émission visait à rendre hommage à Izenzaren. Objectif atteint à moitié seulement, puisque l’animateur, sans doute par méconnaissance du sujet, a complètement omis l’autre pionnier de tazenzarette et cofondateur du groupe, à savoir Abdelâziz Chamekh. Tous les connaisseurs ont éprouvé, à la fin de l’émission, un sentiment de frustration et d’injustice. Abdelhadi Iggout est, certes, un compositeur-interprète de talent, mais Abdelâziz Chamekh n’a absolument rien à lui envier. Ces dernières chansons, disponibles sur le Net, surpassent en qualité celles de son rival.
Izenzaren, le devenir
Entre l’avant-dernier album d’Izenzaren Iggout et le dernier, il s’est écoulé une vingtaine d’années. Pour tromper l’attente des fans, le groupe sort de pseudo-nouveaux albums comme, à titre d’exemple, celui intitulé Lekmiyyine, Rejoins-moi, produit en 2008 par Assouate Noujoum. Ce dernier compte quatre chansons, dont trois ne sont en réalité que des reprises de titres anciens. Le quatrième titre, qui a donné son nom à l’album, n’est en fait qu’un refrain longtemps repris dans les soirées izenzarenéennes. Peaufiné et agrémenté de quelques nouveaux couplets, le groupe en a fait une chanson à part entière.
De son côté, la maison de disques d’Izenzaren met toutes les deux années sur le marché l’enregistrement d’une soirée au cours de laquelle le groupe reprend d’anciennes chansons revues et, parfois, remises au goût du jour.
Pourquoi ces longs silences ? Au public qui, à chaque soirée, réclame du nouveau, Iggout, le maestro du groupe, répond : « Il y en a ! Il y en a ! Mais n’oubliez pas que j’ai été souffrant pendant longtemps ! La santé compte plus que tout, vous savez… ! »
L’homme ne simulait pas ; sa maladie est réelle ; et celle d’Izenzaren ne l’est pas moins : comme tous les chanteurs, ils ont beaucoup pâti du piratage, qui a anéanti, ou presque, les ventes. Conséquence : les membres des deux formations, rattrapés par les problèmes de la vie quotidienne, n’ont plus vraiment le cœur à la création ; deux parmi eux ont d’ailleurs rendu l’âme : Lehcen Boufertel, et Abdelâziz Chamekh. Les autres ont du mal à joindre les deux bouts, d’autant plus qu’ils ne reçoivent aucun soutien financier d’aucune institution ; ils n’ont même pas droit à la modique bourse du Ministère de la Culture, accordée pourtant à des chanteurs arabophones beaucoup moins doués. Dans ces conditions, quel artiste, aussi talentueux soit-il, peut-il poursuivre son travail de création ?
Lien pour accéder à la première partie de l’article
Mohamed Nedali est écrivain du Maroc. Professeur de français à Tahannaoute dans la région de Marrakech, il est notamment l’auteur de « Grâce à Jean de La Fontaine », roman, Casablanca, Le Fennec, 2004. « Triste jeunesse », roman, Casablanca, Le Fennec, 2012 (Prix de La Mamounia 2012). Le Jardin des Pleurs, roman, Casablanca & France, Le Fennec et éditions de l’aube, 2014. Ses romans rencontrent un vif succès auprès du public et lui ont notamment valu le Prix Grand Atlas en 2005 et le Prix littéraire de la Mamounia en 2012.