L’Eclectique publie cette semaine la première partie de l’article de Mohamed Nedali sur le groupe de musique amazighe Izenzren. L’écrivain Mohamed Nedali présente le groupe, son histoire, son oeuvre et il met ainsi en perspective l’importance de la musique dans la culture amazighe au Maroc.

L’idée d’écrire sur Izenzaren ne m’a pas quitté depuis mes tout premiers pas dans l’écriture. Plus qu’une idée, c’était pour moi comme une dette à l’égard de cette formation soussie qui nous a enchantés, nous les Berbères du sud, plus de trois décennies durant. Et la dette était d’autant plus lourde que peu de choses ont été écrites sur cette légende vivante de la chanson marocaine : quelques articles, publiés essentiellement dans les journaux arabophones, et autant de travaux universitaires, par ailleurs illisibles et totalement inconnus du public. Les deux émissions de télévision qui leur ont été consacrées (Tifaouine diffusée sur la première chaîne le 5 mars 2007 et Massar sur 2M) ont été, à mon sens, des ratages parfaits.

J’ai découvert Izenzaren en été 1976 dans une émission de variétés sur la RTM. J’avais à peine quatorze ans et je me trouvais dans le café de mon village natal, Tahennaoute, à regarder la télévision. L’émission, diffusée alors tous les samedis soir, s’appelait Noujoum, stars. Izenzaren y étaient venus présenter leur premier album : trois tubes, dont Immi h’nna (ma tendre mère) que tous les Marocains, aussi bien berbérophones qu’arabophones, fredonneront bien des années plus tard. J’ai été instantanément fasciné par ces jeunes au look moderne et aux cheveux longs qui chantaient de la poésie berbère avec une musique et des rythmes autres que ceux des rouaïss. Depuis, ma passion pour Izenzaren n’a pas pris une ride. Dieu sait pourtant qu’en termes de musique, j’ai eu bien des coups de cœur et pour des genres différents. Il y avait d’abord la chanson poétique française, découverte dans le cours de français au lycée : Brel, Brassens, Reggiani, Piaf, Montand et, surtout, Ferré. Par la suite, j’ai pris goût au rock’enroll, avec notamment Elvis Presly, les Pink Floyd, les Beatles, les Scorpions, Dair Street, puis le Reggae avec Jimmy Cliff et Bob Marley… Au cours de toutes ces années-là, il y avait toujours dans mes affaires deux ou trois cassettes d’Izenzaren, Iggout et Chamekh, auxquelles je tenais comme on tient à une relique sacrée. Je les ai portées avec moi jusqu’en France. Entre l’audition de Paris canaille de Léo Ferré, magnifiquement reprise par Catherine Sauvage, et La ville s’endormait de Brel, je me surprenais souvent à fredonner un air d’Izenzaren !

De retour au pays, je reviens entièrement à Izenzaren, comme on revient à ses premières amours, immanquablement. Le véritable amour, disait à juste titre le poète, n’est pas celui vers lequel on va, mais celui vers lequel on revient.

Naissance d’Izenzaren.

Le groupe Izenzaren a vu le jour au début des années 70 à Dcheïra, bourgade située dans la banlieue sud d’Agadir. Les jeunes berbères, souvent issus de milieux défavorisés, aspiraient à une vie meilleure. Mais leurs aspirations se heurtaient, d’un côté, à un Makhzen vulgaire et brutal ; de l’autre, à une société figée dans la tradition et le conservatisme. D’où un climat de frustration et de tension permanent.

En musique, la scène était dominée par les rouaïss et rouïssates, un genre musical peu apprécié des jeunes, parce que totalement incompatible avec leur rêve de changement ainsi qu’avec leurs goûts plutôt tournés vers la modernité. D’aucuns le considéraient même comme un genre conformiste et rétrograde qu’il fallait, sinon combattre, du moins boycotter.

La formation Izenzaren voit le jour dans ces circonstances de tension sociale et de vide artistique, autant dire une bouffée d’oxygène pour toute cette jeunesse berbère en quête de repères. Le groupe fut immédiatement adopté par les jeunes soussis, qui en firent bientôt leur porte-parole. Même les moins jeunes ne rejetèrent pas Izenzaren, parce que c’était un groupe qui ne cédait pas à la facilité, ni sur le plan des paroles (de la poésie très soutenue) ni sur le plan de la musique (des arrangements originaux).

Après quelques titres sur des thèmes sentimentaux, très en vogue à l’époque, la formation opte définitivement pour la chanson poétique engagée. Elle chante les problèmes vécus par les plus démunis, dénonce les inégalités sociales, la répression policière, le cynisme des dirigeants, leur langue de bois, la corruption. Tillas, Imehdane, Izem Amedlouss, Tikhira, Gar Azemz, Tammara, Adjatankh, Algmad sont quelques-unes des chansons les plus significatives à ce propos.

Bien entendu, Izenzaren ne sont pas les premiers à avoir fait le choix de la chanson poétique engagée dans le sud berbère ; des rouaïss et rouaïssates les ont devancés sur cette voie, mais Izenzaren ont eu le mérite d’y avoir apporté une musique des plus raffinées, ajoutant ainsi l’art à la manière, libérant du coup la chanson berbère de la musique monotone et ennuyeuse du ribab, instrument ancestral aux possibilités limitées. Cette nouvelle façon de chanter la poésie, baptisée tazenzarette, a révolutionné la musique berbère, hissant par là-même le groupe Izenzaren au rang des formations occidentales les plus illustres, l’universalité en moins, toutefois.

https://www.youtube.com/watch?v=zqJG2k1go2Y

La scission

Avant même l’enregistrement de leur premier album en 1976, les membres de la formation se brouillent à mort. De cette brouille allaient naître deux groupes portant le même nom : Izenzaren. Pour faire la distinction, on parlera désormais d’Izenzaren Iggout et d’Izenzaren Chamekh, en référence à l’interprète de chaque groupe. Comme rien n’avait filtré sur les véritables raisons de cette désunion, les explications allèrent bon train. D’aucuns y voyaient la main du Makhzen qui voulait ainsi tuer dans l’œuf la formation contestataire. D’autres prétendaient que le groupe s’est scindé à cause d’un désaccord profond sur l’orientation à suivre… En réalité, il ne s’agissait que d’un problème de leadership : le groupe comprenait deux très grands artistes : Abdelhadi Iggout et Abdelaziz Chamekh, ayant de surcroît une forte personnalité et deux humeurs totalement incompatibles. Conséquence : la scission était inévitable. Une guéguerre s’en suivra aussitôt. On en retrouvera les traces jusque dans les textes mis en musique :

Inzenzaren Iggout

Izenzaren Iggout

N’ga takniouine n’houl tnnit yi inikhak ;  Nous nous chamaillons telles des coépouses désœuvrées et oisives.

Adjatanekh a kounnadj a fllanekh tfessa takate. Que cette guéguerre entre nous prenne fin!   Izenzaren Iggout

 

Inzenzaren Chamekh

Inzenzaren Chamekh

Our ngui takniouine our nhoul a ouilli tid innane ; Nous ne sommes pas des coépouses et ne craignons pas non plus ceux qui l’ont dit.

Azouzeou n’sbah afd n’kkat neg izenzaren.   Nous sommes des izenzaren (rayons solaires) resplendissant dans la brise matinale       Izenzaren Chamekh

 

Ce fut la formation Chamekh qui pâtit de la scission : le public marocain ayant d’abord vu Iggout à la télé en 1976 chanter Immi H’nna, prit la formation rivale pour des imposteurs. Je me souviens d’une soirée avec Izenzaren Chamekh au cinéma Mabrouka à Marrakech. C’était en 1978. Le cinéma était archicomble. Au lever du rideau, des voix s’élevèrent : Non, ce ne sont pas les vrais Izenzaren ! C’était un moment dur, très dur, pour la formation soussie. Aux premières notes du banjoïste Abdelâziz Chamekh, les contestations durent néanmoins cesser.

Quelques années après la scission, la formation Chamekh s’imposa sur la scène nationale par son style nettement différent de celui d’Izenzaren Iggout. Les frères Chamekh innovèrent tazenzarette en introduisant dans la composition de leur musique des instruments modernes tels la batterie, l’orgue, la basse… Ils composèrent ainsi des chansons d’anthologie : Izem amdlouss, N’ssouda, Laâfou, Adjatankh, Ajddig Oumlil, Gar Izri, Afoullous…

Lhadj Belâid, chanteur

Lhadj Belâid, chanteur

Simultanément, le groupe se lança dans un vaste chantier: celui de ressusciter et de moderniser la chanson berbère classique, celle de Lhadj Belâid, notamment. Pari réussi haut la main par le groupe, grâce au talent, à la détermination et au dévouement de Abdelâziz, l’aîné des frères Chamekh, un grand passionné de la musique berbère, doublé d’un homme poli, respectueux et plein de scrupules. Avec l’aide de ses frères, il a réussi à remettre au goût du jour le répertoire classique des grands rouaïss et à lui redonner ainsi une seconde vie. Une œuvre monumentale menée à bien sans soutien, ni reconnaissance d’aucune institution. Sous d’autres cieux, les artistes de la taille de Abdelâziz Chamekh sont officiellement salués, décorés, hissés au rang des personnalités les plus éminentes de la nation.

La rupture entre les deux formations Izenzaren fut irrémédiable et définitive. Signalons toutefois qu’au festival Timitar de 2012, les deux frères ennemis se sont retrouvés…[la suite et la partie II de l’article sera publiée lundi 12 octobre 2015]

Mohamed Nedali, écrivain

Mohamed Nedali, écrivain

Mohamed Nedali est écrivain  du Maroc. Professeur de français à Tahannaoute dans la région de Marrakech, il est notamment l’auteur de « Grâce à Jean de La Fontaine », roman, Casablanca, Le Fennec, 2004. « Triste jeunesse », roman, Casablanca, Le Fennec, 2012 (Prix de La Mamounia 2012). Le Jardin des Pleurs, roman, Casablanca & France, Le Fennec et  éditions de l’aube, 2014. Ses romans rencontrent un vif succès auprès du public et lui ont notamment valu le Prix Grand Atlas en 2005 et le Prix littéraire de la Mamounia en 2012.

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